Le praesidium de Iovis (Dios)

E. Botte, J.-P. Brun, A. Bülow-Jacobsen, L. Cavassa, H. Cuvigny, M. Reddé

 

 

Après une suspension de deux années mise à profit pour préparer la publication de Didymoi, les fouilles du projet « désert Oriental » ont repris, cette fois-ci  sur deux praesidia situés à 6 km l'un de l'autre sur la route romaine de Koptos à Bérénice : Abu Qurayyah et Bi’r Bayzah [1]. L'un des deux correspondait forcément à la station de Iovis signalée à cet endroit par l'Itinéraire Antonin. Il s'agissait de comprendre pourquoi deux fortins avaient été construits si près l'un de l'autre et de vérifier une hypothèse que nous avions formulée après la découverte d'une série de dédicaces parallèles : Iovis aurait appartenu, comme Didymoi et Aphroditès, à la génération des praesidia dont le préfet d'Égypte Iulius Ursus avait ordonné la construction au cours de son expédition à Bérénice en 76/77 [2], environ 70 ans après l'ouverture de la route.

     Cette année, nos travaux ont porté principalement sur le plus grand des deux fortins, Abu Qurayyah (59 x 53 m, fig. 1). Le plan en a été levé, ainsi qu'un plan de situation incluant les bords du wadi où se trouvent des carrières de stéatite, de schiste et de granit, ces deux  derniers matériaux ayant servi à la construction du praesidium. La stéatite, encore exploitée de nos jours, l'était déjà à l'époque romaine.

     Dès le premier jour de fouille, le dégagement de la porte [3] a livré un début de réponse à nos questions : la dédicace latine, pratiquement intacte, est apparue, nous apprenant que le praesidium avait été fondé en l'an 19 de Trajan (114/115) par les soins du préfet de Bérénice  Lucius Cassius Taurinus. Ce personnage n'est autrement connu que par deux ostraca de Krokodilô (O.Krok. 60 et 65) ; l'inscription de Iovis nous apprend son praenomen. Elle suggère par la même occasion que le fortin vespasianique attendu est Bi’r Bayzah et qu'il aurait été remplacé sous Trajan par Abu Qurayyah. Cette hypothèse est confortée par le faciès céramique de Bi’r Bayzah, qui n'a livré aucun fragment de gourde, conteneur soudainement apparu vers 150 dans les sites du désert Oriental. Nous n'avons pu consacrer cette année que quelques jours de travail à Bi’r Bayzah : assez pour dresser un plan général du fort (très détruit par les crues), fouiller un minuscule dépotoir labouré par un bulldozer et qui se trouve curieusement derrière le bâtiment, enfin, dégager l'entrée. Ce dernier sondage n'a malheureusement pas livré la dédicace, mais a révélé les restes calcinés des vantaux en bois : les dernières heures de Bi’r Bayzah pourraient avoir été mouvementées. Nous avons remis à l'année prochaine la fouille des pièces adossées à la courtine du fond qui sont ensablées et témoigneront peut-être de l'organisation de cette partie des praesidia (où se trouvait la chapelle militaire) avant les remaniements du IIIe s. qui l'ont défigurée à Didymoi et à Abu Qurayyah.

 

La fouille d'Abu Qurayyah.

  Le fortin était en parfait état en janvier 1991 lorsque Henry Wright y fit une visite rapide, mais, quelque temps après, des ouvriers de la carrière de stéatite voisine entrèrent par jeu dans le fort avec un bulldozer, éventrant une partie des architectures intérieures et perçant la courtine sud. Le dégagement de quatre pièces [4] le long du rempart occidental (directement à gauche de la porte en entrant) a montré l'organisation de cette zone du fort, à savoir des casernements constitués de deux pièces dont la première, sorte d'antichambre, devait servir à déposer les affaires des soldats, tandis que la seconde servait au logement. Deux phases d'occupation ont été détectées, séparées par un remblai d'une quarantaine de centimètres. En revanche, les trois pièces fouillées le long de la courtine orientale [5] sont le fruit d'une série de réfections qui s'étalent sur près d'un siècle et demi, selon un scénario déjà connu à Didymoi. Les pièces 2 et 3, que sépare un mur tardif, pourraient avoir formé à l'origine un seul espace, que nous proposons d'identifier comme la chapelle. Un seul souvenir de sa destination première a été trouvé : une petite inscription grecque sur un bloc de stéatite reconverti en crapaudine, dédicace à Zeus Hèlios Grand Sarapis par un architecte de la cohors I Lusitanorum : l'architecte du fort soi-même ? À un moment qui reste incertain, mais qui n'est pas antérieur à la fin du IIe s., cette zone a été convertie en habitations, comme en témoignent les loculi, silos et foyers présents dans les pièces issues de la subdivision des pièces originelles (fig. 2). Enfin, sans doute dans le premier tiers du IIIe s., ces pièces sont transformées en dépotoir ; le matériel abondant et très fragmenté qui les recouvre suppose une accumulation assez longue et des dépôts secondaires. En provient un ostracon daté de 231 et mentionnant le dux Aurelius Zènôn Ianuarius.

 

Le fantôme du dépotoir

Le dépotoir du fortin [6] s'étend sur une superficie de 600 m2, la puissance maximale des sédiments étant de 1,30 m au centre du monticule. Il a subi non seulement la visite du bulldozer, mais aussi celle de fouilleurs clandestins, qui ont creusé de nombreux et profonds cratères. Quatre carrés de 5 m de côté ont été fouillés, soit env. 110 m3. Contre toute attente, les matières organiques sont mal conservées (très peu de textiles), mais le dépotoir nous a réservé une autre surprise : dans une des couches basses (US 3545) a été creusée une fosse où a été déposé, sur le flanc droit, le visage regardant vers l'est (c'est-à-dire vers la porte), le corps d'un homme barbu. Il avait été enveloppé dans un linceul blanc enduit d'une épaisse couche de poix, ce qui a permis une momification partielle. Aucun mobilier funéraire n'accompagnait ce squelette, qui ne porte pas de traces de supplice. Comme le corps a fait l’objet d’un minimum de soins, il ne s'agit pas d'un cas net de privation de sépulture. Étant donné sa position stratigraphique, cette tombe doit être datée des débuts de l’occupation du fort, vers 120-140 apr. J.-C.

 

Le faciès céramique [7]

Le matériel du dépotoir est composé pour l’essentiel de productions égyptiennes (vaisselle et amphores) et de rares importations d’amphores vinaires : quelques Dressel 2/4 de Cilicie, deux amphorettes d’Ephèse (Agora F65), très peu d’amphores italiques (Dressel 2/4 et une amphorette de type Formiche) ; dans la phase finale de dépôts, la majorité des importations est représentée par les amphores produites à Chypre (Paphos : Agora G 199) et par les amphores gauloises G4. La vaisselle locale est représentée par une grande quantité de cruches, bouilloires produites à Assouan, bols carénés, bouteilles, gargoulettes (productions de la région de Coptos), marmites, huiliers. Un nombre notable de ces récipients ont été retaillés et polis pour être réutilisés comme coupes ou gobelets. Les amphores égyptiennes sont essentiellement des AE3 de type 1 et quelques Dressel 2/4 de Maréôtide. À partir de la seconde moitié du IIe siècle, les gourdes  d’Assouan remplacent en partie les amphores.

     Le  matériel mis au jour dans le fort illustre le faciès céramique de la dernière phase d’occupation. La présence d’amphores AE3 de type 2 et la prédominance de productions des ateliers de Koptos, notamment les gourdes dans les niveaux de surface, situent cette phase dans la première moitié du 3e siècle. Les importations sont principalement représentées par des amphores chypriotes, des amphores Kapitan II et des gauloises G4. Le faciès de la verrerie tranche avec les niveaux de base du dépotoir et se rapproche de celui de la phase finale de Didymoi, notamment par la présence de coupes AR 60 et AR 98.

 

Les ostraca [8]

Ils sont à l'avenant de l'état de conservation du dépotoir : ils ont pâti de l'humidité, qui a effacé l'encre et occasionné des remontées de sel, souvent fatales à la lisibilité. 460 seulement ont été enregistrés. La composition du corpus rappelle Maximianon : beaucoup de tableaux de service et de lettres notifiant l'envoi de légumes. Ceux-ci arrivaient d'une station voisine, où les épistoliers faisaient des proscynèmes devant la déesse Techôsis. Ce nom féminin est connu comme anthroponyme, mais non encore comme théonyme. La station en question est probablement celle de Kompasi (située entre Aphroditès et Iovis). Le praesidium d'Abû Qureyyah ne s'appelait évidemment pas Iovis dans les ostraca, qui sont presque tous grecs : Iovis est en l'occurrence le calque sémantique de son nom usuel, Dios. Trois ostraca sortent de l'ordinaire : le fragment d'un rapport sur les dysfonctionnements de la poste militaire ; l'épisode conservé est complet : la transmission de lettres du préfet d'Égypte a subi un retard de plusieurs heures parce que le cavalier chargé de les emporter s'est attardé une partie de la nuit en galante compagnie. O.Dios inv. 176 est un dessin humoristique bien troussé représentant un personnage barbu aux membres atrophiés, sauf le cinquième, qu'il pèse fièrement au moyen d'une balance à plateaux (on retrouve ce motif à l'entrée de la maison des Vettii à Pompei). L'ostracon le plus important de la campagne provient de l'US 3525, celle-là même où fut creusée la mystérieuse tombe. Il s'agit d'une lettre presque complète (la copie d'une lettre envoyée ?) adressée à Sulpicius Serenus, epitropos Sebastou (i.e. procurator Augusti), par un « épimélète des puits » (fonction inconnue à ce jour dans le désert Oriental). Sulpicius Serenus a de bonnes chances d'être le même personnage que (1) le Servius Sulpicius [---] qui a gravé son cursus sur le colosse de Memnon en l'an 7 d'Hadrien (122/123) [9], par quoi on sait qu'il fut préfet de l'ala Vocontiorum, cantonnée à Koptos, et (2) le Sulpicius Serenus qui, sous Hadrien, sans indiquer son titre, rend grâce à Jupiter pour avoir taillé en pièces les Agriophages au terme d'une poursuite de deux jours [10].

 

                                                                         

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]           La fouille a eu lieu du 26 décembre au 25 janvier. Le CSA était représenté par M. Barakat ‘Id Ahmed.

[2]             Cuvigny et al., La route de Myos Hormos, Le Caire 2003, p. 356.

[3]           Fouille E. Botte.

[4]           Fouille J.-P. Brun.

[5]           Fouille M. Reddé.

[6]           Fouille E. Botte, J.-P. Brun.

[7]           Étudié par J.-P. Brun et L. Cavassa.

[8]             Déchiffrés par A. Bülow-Jacobsen et H. Cuvigny.

[9]             I.Memnon 20.

[10]          I.Pan 87.